La sécurité alimentaire de l’Afrique suspendue au délai de résolution du conflit russo-ukrainien : état des lieux et approche prospective

Déjà sous tension sous la pression conjointe du réchauffement climatique et d’une mauvaise temporalité météorologique, la sécurité alimentaire de l’Afrique va pâtir de l’invasion russe en Ukraine. Le continent africain, du fait de ses faibles marges de manœuvre budgétaire et de sa croissance démographique soutenue, devrait subir plus que les autres l’envolée du prix des matières premières. La demande africaine ne rencontrera pas une offre qui permettra de la satisfaire vu les tensions actuelles sur le marché des céréales, alors que le continent n’est plus autosuffisant depuis les années 60. En conséquence, la sécurité alimentaire africaine est en partie conditionnée au délai de résolution du conflit russo-ukrainien. Plus celui-ci sera long, plus les effets pour le continent seront lourds et devraient s’étendre dans le temps.

L’Europe, du fait de ses liens privilégiés historique et géographique avec l’Afrique, risque aussi d’être touché par les conséquences d’une crise alimentaire généralisée, notamment d’un point de vue migratoire. Un état de fait qui invite la Commission européenne à anticiper les besoins éventuels du continent africain, en se coordonnant avec l’Union africaine, et qui peut faire de cette crise l’occasion de parler enfin d’une voix unifiée.

Tensions sur le marché des céréales

Le 18 octobre 2021, le Conseil international des céréales (CIC) estimait les stocks finaux pour 2021-2022 (blé et céréales secondaires) à 600 millions de tonnes, soit un niveau équivalent à celui de la campagne de 2020-2021. En revanche, « du fait d’une consommation plus élevée, le ratio stocks/utilisation devrait chuter à 26 % ». À en croire le CIC, cela correspondrait à « son plus bas niveau en huit ans ». Une perspective problématique tant la consommation de céréales s’accélère autour du globe.

La consommation de céréales en 2021-2022 avait en effet été revue à la hausse par le CIC, à 2 291 millions de tonnes (+3 millions de tonnes sur un mois). Quant aux utilisations -l’ensemble des usages indirects des céréales (industrie, nourriture pour animaux…)- elles étaient significativement plus faibles, à 2 227 millions de tonnes. Le CIC prévoit d’ailleurs une différence d’utilisation d’environ 64 millions de tonnes de céréales d’une campagne à l’autre, « impulsée par une plus forte utilisation de maïs (+54 millions), de blé (+13 millions) et de sorgho (+3 millions) », précise-t-il alors que concernant l’orge, « des disponibilités plus tendues », devraient freiner la demande (− 6 millions).

La tendance était donc déjà à une augmentation globale des tensions sur ce marché, d’autant que les conditions météorologiques dans les principaux pays producteurs (Russie et États-Unis) avaient fait bondir les prix, notamment ceux du blé tendre. Ainsi, « les consommations intermédiaires de la branche agricole (auraient augmenté) en valeur (+2,8 %, après -1,9 % en 2020) avec une hausse des prix (+3,5 %), mais une légère baisse des volumes (-0,7 %) » selon le compte prévisionnel de l’agriculture pour 2021 publié par l’INSEE le mercredi 15 décembre 2021.

Une tendance qui va être accentuée par le conflit russo-ukrainien, un véritable séisme pour le marché des céréales qui aura des répercussions à court et moyen terme. Les deux pays se sont en effet hissés ces dernières années au tout premier rang mondial de l’exportation de céréales et représentent 30 % du marché international du blé à eux deux. Ainsi, en temps normal, la Russie en exporte 35 millions de tonnes, ce qui la place au premier rang mondial de cette activité alors que l’Ukraine se bat chaque année avec la France pour occuper la 4e place des pays exportateurs, rappelle Thierry Pouch, chef économiste des Chambres d’agriculture. D’autant que le pays est un grand fournisseur mondial : 74 % de la production nationale est exportée, selon l’expert.

Même si le conflit s’arrêtait prochainement, le marché mettrait du temps à retrouver son fonctionnement normal : « plus rien ne quitte la mer Noire », indiquait le 3 mars 2022 le directeur du cabinet d’expertise céréalière Agritel, Michel Portier. Les infrastructures sont endommagées, les circuits d’exportations coupés et « on ne sait pas où cela va s’arrêter », explique-t-il. Pour lui, « ce qui se passe sur les marchés céréaliers est complètement inédit ».

Même la crise des subprimes n’avait pas entraîné la volatilité que le conflit russo-ukrainien a provoquée : en une seule journée, les prix peuvent grimper de 50 euros puis finir à la baisse à la clôture. Un état de fait qui déstabilise totalement le marché et les agents économiques, au premier rang desquels les pays africains.

Selon la lettre d’information économique « Objectif Afrique » n°224 de la Direction générale du Trésor, « la Russie et l’Ukraine ont ainsi fourni plus d’un tiers des importations de blé de 25 pays africains, et plus de la moitié des importations de blé de 15 pays africains ». Parmi les pays les plus dépendants, citons la Somalie (100 % des importations de blé viennent de Russie et d’Ukraine), le Bénin (100 %), l’Égypte (+ 80 %), le Soudan (+ 70 %), la RDC, le Sénégal, la Tanzanie, le Rwanda, Madagascar et le Congo (entre 60 et 70 %), selon les données de la Direction générale du Trésor.

Depuis les années 60, l’Afrique est un continent importateur net de céréales

Selon l’Union Africaine, au cours des trente dernières années et contrairement à ce qui est couramment admis, la production agricole africaine a augmenté de façon soutenue — elle a presque triplé en valeur (+160 %) — dans des ordres de grandeur similaires à ce qui est observable en Amérique du Sud, et légèrement moins qu’en Asie pour la même période.

Pourtant, très peu de progrès dans l’efficience de l’utilisation des facteurs (travail et terre) sur le continent ont été observés. La croissance agricole s’est faite principalement par l’expansion des surfaces cultivées et par l’utilisation d’une main-d’œuvre agricole plus abondante. Les rendements en valeur absolue ont peu augmenté et les rendements céréaliers sont, par exemple, moitié moindre de ceux obtenus en Asie en moyenne.

Cette croissance agricole s’est, en outre, produite dans un contexte démographique sans précédent. Sur les trente dernières années, la population totale de l’Afrique a doublé et celle des villes a triplé. La conséquence directe de cette croissance démographique exponentielle est qu’il faut désormais nourrir plus de bouches alors que la production céréalière n’a augmenté que d’un facteur de 1,8 et a donc été incapable de suivre le rythme de croissance de la population. Il est donc évident que le marché intra-africain est en incapacité à fournir une alternative viable aux importations russes et ukrainiennes.

Le fossé entre les deux tendances est encore plus grand pour la viande et les produits transformés, qui sont de plus en plus demandés par cette population urbaine en expansion. D’auto-suffisante dans les années 1960, l’Afrique est devenue une région du monde importatrice nette de céréales depuis. Le continent importe notamment des produits qui sont en concurrence avec sa propre production : de la viande, des produits laitiers, des céréales et des huiles. Les importations représentent même 1,7 fois la valeur des exportations. Les systèmes de production y sont restés majoritairement de type familial. L’Afrique comptait, selon l’Union Africaine, 33 millions d’exploitations de moins de 2 hectares en 2014 qui représentaient 80 % de l’ensemble des exploitations alors qu’un mal-nourri sur quatre dans le monde était africain. Les exportations agricoles de l’Afrique ont parallèlement chuté de moitié depuis le milieu des années 1990.

Face à l’amputation à venir de 30 % de la production mondiale de céréales, l’Afrique sera confrontée à un défi encore plus grand qu’à l’ordinaire. Avec l’augmentation du coût des matières premières, la problématique sera double pour le continent : les gouvernements devront trouver le moyen de limiter l’augmentation du prix des denrées alimentaires produites localement, tout en maintenant un semblant de sécurité alimentaire en arrivant à fournir à leur population le minimum vital.

Dans ce contexte, les États du continent ne sont pas tous égaux. Certains pays disposant d’une manne pétrolière et gazière pourraient s’appuyer sur la hausse des prix de l’énergie pour financer en partie des politiques publiques volontaristes (subvention des produits de première nécessité…). Pour les autres, dont les leviers budgétaires sont moindres et les capacités d’emprunts sur les marchés financiers plus modérées, la situation devrait être tout à fait différente. Alors même que la situation alimentaire est déjà extrêmement tendue sur le continent.

Selon le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), près de 346 millions de personnes, soit plus d’un Africain sur quatre, souffrent déjà de faim « alarmante ». Dans ce contexte, il est nécessaire d’anticiper de possibles émeutes de la faim et des déplacements significatifs de population, très majoritairement dans un cadre géographique intraafricain. Un tel scénario viendrait fragiliser certains États, déjà au bord de l’écroulement, du fait d’un développement massif de l’insécurité dans une large bande du continent avec le développement de groupes armés criminels et terroristes.

Dès lors, l’Union européenne, aujourd’hui entièrement concentrée sur ses marges orientales, ne doit pas ignorer la perspective d’une crise de très long-terme sur ses frontières sud. Un rééquilibrage de ses priorités est certainement à envisager, sous peine d’être entraîné dans une autre crise. Sur ce point, Mamadou Diop, représentant régional d’Action contre la Faim, a lancé un appel : « Il ne doit pas y avoir de concurrence entre les crises humanitaires » et a précisé : « … Nous craignons qu’en réorientant les budgets humanitaires vers la crise ukrainienne, nous risquons d’aggraver dangereusement une crise pour répondre à une autre. »

Quels scénarios pour la sécurité alimentaire africaine ?

Déjà dans en équilibre précaire concernant sa sécurité alimentaire, l’Afrique est dépendante du délai de résolution — immédiat, long ou indéfini — du conflit russo-ukrainien sur ce sujet. À noter que ces visions prospectives demeurent évidemment entièrement hypothétiques et restent conditionnées à un ensemble de facteurs exogènes faiblement considérés ici (réchauffement climatique, impact du conflit sur les terres agricoles, poids des destructions d’infrastructure, soutien alimentaire apporté par le reste du monde, nouvelle pandémie).

Scénario 1 : sortie de crise rapide à horizon 2024-2025

Dans le cas où le conflit se résolvait rapidement et où la production agricole revenait à ses niveaux préinvasion dans les deux pays, l’Afrique devrait tout de même attendre que les capacités d’exportations en mer Noire soient remises à niveau et que les prix retrouvent des niveaux habituels. En l’état actuel des déclarations et des estimations (voir plus haut), il semble qu’un retour à l’état normal de production ne se fera pas avant les récoltes de 2024 (les semis pour 2023 étant déjà, en théorie, en terre). Il est également nécessaire que les infrastructures d’exportations reviennent à leur plénitude à la même période. Des délais très courts certes, mais vu l’importance des exportations dans les PIB russo-ukrainiens, la priorité de la reconstruction pourra être donnée à ce secteur. Quoi qu’il arrive, la sécurité alimentaire du continent est suspendue à un retour à la normale et pendant ce temps, les agents économiques (privés ou publics) africains vont s’endetter afin d’amortir la crise.

Dans un premier temps, la concurrence entre les acheteurs sera rude. Ainsi, seuls les pays aux marges de manœuvre les plus solides ou aux plus fortes capacités d’emprunts, auront la capacité de tirer leur épingle du jeu, au détriment d’États africains qui ne bénéficient d’aucun des deux. Le déploiement d’un mécanisme d’aide internationale volontariste au profit des pays du continent sera nécessaire et poussera, en toute vraisemblance, l’Union européenne à confirmer son statut de premier partenaire de l’Afrique. Des actions en ce sens sont déjà engagées par Bruxelles sous la houlette du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

Scénario 2 : troubles politico-sociaux à horizon 3-5 ans

Dans le cas où le conflit se résolvait à moyen ou long-terme, l’Afrique sera suspendue aux mêmes paramètres. Cependant, selon les pays, la situation pourrait varier en fonction des conséquences sociales de l’envolée des prix des denrées alimentaires. Jusqu’à ce que la situation se normalise, des « émeutes de la faim » pourraient se multiplier lorsque les agents importateurs (nationaux ou internationaux) n’auront plus les moyens de s’endetter pour l’Afrique. Ces dernières auront possiblement pour conséquences de déstabiliser les États, et donc de ralentir la mise en place des différentes politiques publiques agricoles nationales ou continentales. À moyen terme, il existe donc un risque de voir l’Afrique entrer dans un cercle vicieux concernant sa sécurité alimentaire. Par extension, ce scénario constitue un facteur de risque pour l’effondrement de nombreux États, déjà proches d’un point de rupture. C’est le cas, de manière non-exhaustive, de la Tunisie, de la Libye et de l’Égypte pour la zone Maghreb, du Soudan du Sud, de la Somalie, ou encore du Mali ou du Burkina Faso pour la zone sahélienne et la corne de l’Afrique. Là encore, l’Union européenne doit s’affirmer comme un partenaire de premier plan pleinement engagé dans la résolution des crises africaines, sans pour autant se substituer à l’Union africaine qui doit prendre sa part. Il est aussi nécessaire d’observer, dans ce contexte, l’éventuel déploiement d’aide au développement porté par certains États, qui font de l’implantation en Afrique un impératif stratégique (Chine, Russie, Turquie…). Pour ces acteurs, la crise alimentaire pourrait constituer un test quant à leur conception réelle du concept de partenariat.

Scénario 3 : enlisement du conflit et ralentissement net du développement du continent à horizon 10 ans

Si jamais le conflit s’enlise, le continent africain sera sujet aux mêmes risques et aux mêmes conséquences. Étant donné qu’il sera impossible pour la plupart des pays africains d’affronter la crise sur le long court, elle entraînera de profonds bouleversements démographiques (famines, migrations, guerres, révolutions) et ralentira le développement de l’Afrique sur plusieurs générations. Dans ce cas de figure, elle ne pourra pas se sortir d’elle-même de cette situation et l’aide internationale sera indispensable pour stabiliser le continent. Ce scénario aura des effets majeurs. Il pourrait voir l’émergence de quelques îlots de développement sécurisés, bâtis autour de ressources (mines, champs pétroliers) ou d’infrastructures (ports), sur un continent largement livré à lui-même et en crise permanente. En l’absence d’États ou d’autorités locales, la prédation se poursuivra de manière frénétique de la part de pays et d’entreprises pour lesquels le continent africain est davantage une terre à piller qu’à aider.

Précisons à nouveau que ces scénarios demeurent hypothétiques et méritent d’être considérés avec circonspection. Il est cependant hautement probable qu’une crise alimentaire généralisée au continent aura, en plus des conséquences humanitaires catastrophiques en Afrique, des répercussions majeures en Europe avec l’apparition d’une nouvelle crise migratoire multifactorielle (crise alimentaire, insécurité…).

Cette crise doit cependant être l’occasion d’un raffermissement des liens entre l’Union européenne et l’Afrique, au seul prisme du soutien humanitaire. L’UE devrait une nouvelle fois s’affirmer ici comme le premier partenaire de l’Afrique pour au moins deux raisons. D’abord, ses valeurs fondamentales militent en faveur d’un codéveloppement, bénéfique aux deux rives de la Méditerranée, et s’inscrivant dans le temps long. Ensuite, la stabilité de l’UE est intimement liée à celle de l’Afrique. Dès lors, l’Europe partage bien plus que des intérêts économiques et financiers à son partenaire africain. Cette communauté de destin singularise très nettement les liens entre les deux continents. Du côté africain, l’émergence d’une Union africaine unifiée et disposée à parler d’une seule voix au nom des intérêts communs du continent apparaît absolument nécessaire pour apporter une réponse globale aux crises à venir.

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Équipe de rédaction IGPSA