Le déploiement de la 5G en Afrique : Vers de nouvelles dynamiques territoriales et relations entre les Etats africains et leurs partenaires ?

Charlotte Escorne réalise une thèse de doctorat en géographie, mention géopolitique au sein de l’Université Paris 8, à l’école doctorale de Sciences Sociales, et est rattachée au laboratoire de l’Institut Français de Géopolitique (IFG Lab). Elle est chercheuse associée au projet de recherche GEODE – Géopolitique de la Datasphère et membre du Groupement de Recherche International NumSud (GDRI NumSud) – Technologies numériques et gestion dans les villes du Sud, coordonné par le Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (Prodig, Université Paris 1) .
Ses travaux de recherche portent sur l’analyse des enjeux du déploiement du réseau 5G en Afrique de l’Ouest francophone, à travers une étude comparative entre le Sénégal et la Côte d’Ivoire.
En 2019, l’Afrique du Sud et les opérateurs MTN, Rain et Vodacom ont initié l’arrivée de la cinquième génération de l’Internet mobile (5G) en Afrique . Depuis, une véritable course à son déploiement et une dispute de ce marché s’observe sur le continent, où elle est actuellement commercialement disponible en Afrique du Sud, au Togo et au Zimbabwe, à l’échelle de certaines villes ou de quelques quartiers d’affaires et en phase pilote dans plusieurs grandes villes africaines.
L’arrivée de cette nouvelle norme de communication est présentée dans le débat public comme une opportunité supplémentaire pour l’Afrique de réduire sa fracture numérique (à l’échelle mondiale, entre les pays du continent et entre les espaces urbains et ruraux) et de créer de nouvelles valeurs sur ce territoire . Cette montée en puissance dans le secteur des télécommunications est une condition structurante définie par l’Agenda 2063 et repris par les plans de développement nationaux des États africains, pour que le continent parvienne à répondre aux objectifs de développement durable, intègre davantage son économie de marché sur la scène internationale et améliore les conditions de vie de sa population.
Mais ce déploiement s’inscrit dans un contexte de compétition stratégique et géopolitique exacerbé entre les grandes puissances et les entreprises du numérique. En effet, depuis que les États-Unis ont interdit les équipements chinois sur leurs territoires , Huawei et ZTE ont pratiquement perdu l’ensemble de leurs marchés extérieurs 5G, excepté sur le continent Africain. Cela s’explique par des raisons d’interopérabilité entre les équipements, puisque plus de la moitié du réseau des télécommunications en Afrique a été installée avec des équipements chinois, mais également parce qu’à qualité égale, ces équipements sont en moyenne 30 % moins chers que les équipements européens (Nokia, Ericsson) .
En outre, les marchés africains sont très intéressants pour les entreprises car les pays sont très demandeurs de solutions numériques pour répondre à des problématiques territorialisées et pallier le manque d’infrastructures traditionnelles (routes, écoles, hôpitaux, banques), sur un territoire qui manque encore également d’infrastructures de télécommunications performantes . La croissance démographique, la jeunesse de cette population et le manque de régulations sur la protection des données personnelles, constituent également une source importante de revenus dans le marché de la donnée pour les entreprises qui s’y positionnent. Pour des raisons économiques, normatives et d’influence, cette compétition sur le territoire africain s’inscrit dans la continuité d’une littérature qui définit le cyberespace comme un lieu d’affrontement géopolitique .
Néanmoins, le développement et l’appropriation très rapide par les populations africaines de solutions offertes par l’Internet mobile, avec par exemple la généralisation de l’utilisation du e-paiement, montrent les capacités du continent à innover et adopter une dynamique de développement singulière et rapide, adaptée aux problématiques du territoire, par le biais du numérique .
Aussi, quels sont les enjeux et les limites de l’arrivée de la 5G sur le continent africain et quels sont les stratégies adoptées par les différents acteurs impliqués dans le déploiement de ce réseau ?
L’objectif de cet article est de dresser les principaux enjeux de l’arrivée du réseau 5G en Afrique, montrer les risques et les limites de ce dernier et expliquer comment les projets de développement numérique participent à redéfinir les relations entre les acteurs sur le continent africain.
Le déploiement de la 5G en Afrique : les opportunités pour améliorer la qualité et la couverture d’Internet et pour doper l’économie locale
Avec un réseau de lignes Internet fixes très peu développé sur le continent et pour en moyenne en 2021, 49% de la population africaine couverte par un réseau 4G , l’arrivée de la 5G ouvre la perspective d’un rattrapage technologique, permettant aux territoires de s’équiper directement avec le réseau de la dernière génération, sans avoir à déployer les réseaux des générations précédentes.
Les capacités des débits transmis (10 Gbit/s contre 10 Mbit/s en 4G) et les latences entre l’envoi et la réception de données (1 ms contre 45 ms en 4G), comparables à celles de la fibre optique, propulsent la 5G au rang d’innovation de rupture, révolutionnant « les télécommunications et susceptible d’apporter des changements radicaux dans les modèles commerciaux ayant cours chez les opérateurs » .
Du point de vue de l’utilisation par les particuliers, elle devrait permettre d’améliorer la qualité de réseaux saturés sur des territoires densément peuplés, ce qui est le cas dans de nombreuses capitales du continent, en utilisant de nouvelles bandes de fréquences, s’additionnant aux réseaux 2G, 3G et 4G existants et en usant d’une nouvelle architecture réseau pour améliorer la gestion des flux dans la bande passante.
Du point de vue de l’utilisation par les gouvernements et les entreprises, la 5G doit être le moteur de la quatrième révolution industrielle et d’une nouvelle économie . En effet, les capacités de ce réseau rendent possible la multiplication d’objets connectés, l’augmentation des données récoltées et le traitement de ces quantités importantes de données par des Intelligences Artificielles (IA), à des fins d’automatisation et de meilleure gestion sur un territoire donné. Les applications envisagées pourraient avoir des interêts pour les secteurs de l’agriculture, des transports, de la gestion des ressources urbaines et des populations.
Aussi, la 5G devrait permettre d’améliorer globalement la qualité, les capacités et l’accessibilité des réseaux de télécommunications, afin de désenclaver les territoires par le biais de services en ligne qui répondraient à l’absence de certaines infrastructures, d’outils numériques qui optimiseraient les secteurs clés du développement pour l’Afrique (éducation, santé, agriculture, transports, innovation), et créeraient de nouveaux emplois et de nouvelles valeurs . Il existe d’ailleurs une relation de causalité entre l’amélioration de la pénétration et de l’accès à l’Internet mobile en Afrique et le développement de ces territoires.
L’arrivée de la 5G sur des espaces inégaux : les enjeux et risques sous-jacents à cette transformation numérique

Les opportunités qu’apporte le réseau 5G ne doivent cependant pas être décorrélées d’autres réalités et limites propres aux territoires qui comptent l’accueillir.
Premièrement, la question de l’accès et de la performance du réseau électrique est primordiale, sachant que ces antennes consomment en moyenne 3,5 fois plus d’énergie que celles des générations précédentes et que le taux d’électrification du continent africain est de 54 % . De plus, l’énergie produite est majoritairement issue du pétrole, du gaz et du charbon, trois sources d’énergie qui émettent d’énormes quantités de gaz à effet de serre, ce qui ajoute un risque environnemental .
Deuxièmement, le réseau 5G présente des intérêts du point de vue de son installation, puisqu’il s’agit d’un réseau d’antennes à déployer et non de câbles, ce qui allège certaines contraintes liées à l’aménagement des sols (demandes d’autorisations pour creuser des tranchées, coût des travaux, etc.). Cependant, le réseau 5G doit tout de même avoir des points d’interconnexions avec un réseau de fibre performant pour soit, ajouter en capacités à l’Internet mobile existant ou bien, être la continuité en Internet mobile d’un réseau fixe . Enfin, avec la massification du flux de données, le réseau 5G a également besoin d’infrastructures de stockage de données performantes (datacenters).
Troisièmement, le réseau 5G ne peut être utilisé que si les internautes sont équipés avec des terminaux de dernière génération compatibles avec ce dernier. Or, ces téléphones sont encore très chers par rapport aux revenus moyens des populations locales (260 euros pour les téléphones les moins chers du marché contre un revenu mensuel moyen en Afrique subsaharienne de 125 euros) . Aussi, il se pose la question des usages de cette technologie, de son coût et de la manière d’amortir les investissements pour les opérateurs, tout en trouvant un moyen de rendre économiquement viable son arrivée et d’avoir les capacités de l’entretenir. De fait, l’arrivée de la 5G sur ces territoires pourraient, au contraire de la volonté d’origine, creuser la fracture numérique sur trois niveaux : du point de vue de la couverture, de son accessibilité pour les populations et des usages .
Enfin, le relatif manque d’encadrement juridique sur le continent par rapport aux usages de cette technologie ou les difficultés à faire appliquer cet encadrement, additionnés aux risques liés à la cybersécurité, ajoutent un défi supplémentaire aux questions de souveraineté et de protection des données pour les États africains. En effet, la composante logicielle et physique de ce réseau, ainsi que la multitude d’acteurs dans la gestion de la chaîne logistique de production, d’acheminement et de gestion, sont des vecteurs de risques et de vulnérabilités. L’interconnexion du réseau avec des infrastructures stratégiques critiques risque également d’aggraver les conséquences des cyberattaques à propagation rapide (comme les attaques en déni de service ou les rançongiciels), en paralysant les systèmes automatisés les faisant fonctionner .
L’évolution des relations entre les pays africains et les partenaires économiques extérieurs à travers les conceptions et financements de projets de développement numérique : vers une convergence des intérêts mutuels au profit de tous ? L’exemple du partenariat UE-UA
Aujourd’hui, l’élaboration et le financement de projets dans les secteurs du numérique en Afrique, témoignent d’un renouveau des relations entre le continent, ses partenaires historiques et de nouveaux acteurs économiques, ainsi que d’une meilleure prise en considération des particularités de chaque territoire.
Les gouvernements africains établissent leurs priorités et stratégies pour monter en compétences dans le secteur des télécommunications et les moyens qu’ils comptent mobiliser au niveau des financements (publics et privés). Une fois ces feuilles de route achevées, des entreprises privées, agences de développement et/ou bailleurs de fonds vont proposer à ces États des projets ciblés, mettant en avant leurs savoirs faire pour répondre aux besoins énumérés dans les plans de développement. Ce moyen de choisir des projets par rapport à leurs besoins, offre à l’Afrique la possibilité de diversifier ses partenariats économiques, tout en ayant les capacités de faire jouer la concurrence pour avoir davantage de leviers de négociations avec ces derniers.
L’Union Européenne, par le biais de la Banque Européenne d’Investissement (BEI), en partenariat avec la Banque Mondiale et/ou d’agences de développement des pays membres (AFD, GIZ ou Enabel) a les moyens d’accompagner financièrement et techniquement la réalisation de ces projets, tout en proposant une certaine expertise et la promotion de certaines valeurs dans la gestion et la gouvernance de l’Internet : protection des données personnelles et d’un « Internet ouvert » – sûr, sécurisé et accessible pour tous -.
Ces échanges de savoir-faire entre les acteurs européens et locaux qui réfléchissent ensemble, sont un véritable avantage pour la bonne conduite des projets, avec d’une part la proposition de solutions et de l’autre l’identification précise par les acteurs locaux de leurs besoins, comme en témoignent les actions conjointes du groupe de travail UE-UA sur l’économie numérique et le rapport publié en 2019 sur le nouveau partenariat Afrique-Europe pour l’économie numérique .
Bien que l’Union Européenne ne se concentre pas sur le développement 5G en Afrique, elle contribue à consolider l’environnement physique, humain et juridique sur le plan numérique de ce territoire, avec des initiatives, comme le « Digital4Development Hub UA-UE ». Lancé en décembre 2020 par la présidence de la Commission européenne, il « sert de plateforme stratégique multipartite pour favoriser la coopération numérique entre l’Équipe Europe et ses partenaires mondiaux », en appuyant des projets qui portent sur la création de centres d’innovation, la garantie de la souveraineté des données ou encore l’accompagnement des secteurs de la santé, de l’éducation et de l’innovation.
Enfin, lors du sixième sommet Union-Européenne – Union-Africaine, les dirigeants ont annoncé un paquet d’investissements « Global Gateway » Afrique-Europe de 150 milliards d’euros , répartis sur plusieurs secteurs, afin de financer des projets communs.
Dans le domaine des investissements pour la transition numérique de l’Afrique , ces derniers se focalisent sur des projets comme l’EurAfrica Gateway Cable, un câble de fibre-optique sous-marin et des dorsales de câbles de fibre-optique terrestres, pour « favoriser la souveraineté numérique entre les deux continents », par le biais de meilleures capacités pour gérer les flux de données et de normes plus élevées en matière de cybersécurité, des projets pour « favoriser les ponts d’innovation numérique entre les deux continents » et des projets pour proposer « une connectivité satellite dans toute l’Afrique ».
Sur le plan juridique et propre à l’arrivée du réseau 5G, l’Union Européenne et ses pays membres, qui sont à un stade plus avancé du déploiement sur leurs territoires, peuvent faire part de leurs propres retours d’expériences et proposer des outils législatifs, notamment à travers le rapport des risques de la 5G publié par l’ENISA et l’ « EU Toolbox for 5G security » publiée par la groupe de travail NIS.
Conclusion
L’arrivée de la 5G est un moyen d’améliorer la qualité du réseau Internet mobile et de créer de nouvelles valeurs sur certains territoires du continent, notamment les espaces où la densité démographique est importante, d’ores et déjà dynamiques au niveau économique et bien équipés sur le plan des infrastructures électriques, fibres et de stockage de données.
La compétition stratégique entre les entreprises et au niveau étatique pour se positionner sur le marché du numérique en Afrique, donne de nouveaux leviers de négociations aux acteurs locaux et redéfinit les relations entre les acteurs, avec la question néanmoins des activités à développer pour rentabiliser les investissements dans ce secteur sur les territoires moins attractifs, à cause de l’instabilité politique, la faible démographie et de faibles revenus.
L’Union Africaine a une vision globale concernant le développement et la montée en puissance du continent sur le plan des télécommunications, en témoignent les lignes directrices de la stratégie numérique de l’Union et la mise en place du projet Smart Africa. L’Union Européenne, en investissant dans les projets de développement électrique, les programmes pour faire monter en compétence les populations locales et en accompagnant des projets en rapport avec le numérique, appuie la stratégie de l’UA pour la montée en puissance du continent et contribue au renouvellement des relations entre les deux Unions des continents africain et européen.